Franck Goddio: C’était l’une des cérémonies les plus sacrées et secrètes d’Egypte, célébrée dans des temples à l’abri des regards, par le pharaon ou son représentant, le prêtre d’Osiris. Il n’y a pas beaucoup d’écrits sur les Mystères. Dans certains lieux de culte les murs sont recouverts de textes qui faisaient office de modes d’emploi de la cérémonie. Ces textes, parcellaires et poétiques au point de paraître obscurs, décrivaient certains instruments et rites, mais des vestiges matériels étaient rares. Or le temple de Thônis-Héracléion, détruit par un cataclysme naturel, est resté sous l’eau comme gelé avec les objets qu’il recelait au moment de son activité. On y a trouvé des reliques qui faisaient partie de la célébration des Mystères.
– On comprend désormais mieux le sens et le déroulement de la cérémonie?
– Ce sont des preuves matérielles. On savait, grâce aux textes, que les Mystères étaient célébrés au temple de l’Amon Gereb de Thônis-Héracléion. Sur le site englouti, nous avons par exemple trouvé ces louches appelées «les grandes réunisseuses» – pour réunir les substances avec lesquelles on recréait le corps du dieu. Nous avons découvert les maquettes de petites barques en plomb, métal d’Osiris, qui devaient sacraliser le parcours des processions nautiques autour du temple. Les textes mentionnent le voyage d’Osiris ressuscité de Thônis jusqu’au sanctuaire de Canope. Avant les fouilles, on ne savait pas que les deux villes étaient reliées par un canal, qui sera prolongé jusqu’à Alexandrie sous les Ptolémées. On a découvert le canal et compris qu’il s’agissait d’une vraie procession sur l’eau, dans une barque dont on a retrouvé un exemplaire. C’était une cérémonie grandiose, que l’exposition reconstitue en partie.
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– Quelles autres découvertes ont changé notre regard sur l’Egypte ancienne?
– D’abord, la stèle qui nous a permis de comprendre que Héracléion et Thônis étaient la même ville mais avec deux noms, grec et égyptien. Des controverses subsistaient depuis le Ier siècle avant notre ère: quand le géographe Strabon visite la région, il parle d’Héracléion et de Canope et se demande où est passé Thônis… Des écrits anciens sont confortés par nos découvertes. Hérodote décrit des bateaux dont la construction – en brique de bois avec les côtes intérieures – a longtemps interpellé historiens et architectes. Or on a découvert un vaisseau construit de cette manière – avec de courtes bordées de bois jointes par des tenons internes.
Quand vous vous êtes lancé à la recherche des cités englouties, à la fin des années 1980, vous n’étiez même pas sûr qu’elles se trouvaient dans la baie d’Aboukir…
– Il y avait une certitude: le grand port d’Alexandrie, Portus Magnus, a disparu sous la mer. Et des indications sur les villes qui n’ont jamais été retrouvées: Canope, Thônis, Héracléion. Le sanctuaire de Canope était l’un des trois grands temples dédiés à Sérapis – à côté de ceux d’Alexandrie et de Memphis. Et personne n’a encore trouvé les ruines de ce temple gigantesque. On supposait qu’il pouvait se trouver sous l’eau, en baie d’Aboukir. C’était un challenge extraordinaire et tellement difficile que j’ai préféré commencer par le Portus Magnus, plus évident à trouver, pour voir si notre technique fonctionnait. Une fois sûr, on s’est lancé à la recherche des cités englouties.
– C’était de l’intuition ou du calcul? Votre passé de mathématicien spécialiste en statistiques a contribué au succès?
– J’étais persuadé qu’il ne fallait pas commencer les fouilles avant de connaître parfaitement la topographie des lieux. Cela éviterait de nous perdre et faciliterait l’identification des monuments. Avec le grand égyptologue Jean Yoyotte, nous avons analysé les sources écrites et les distances. J’ai vu que si c’était dans la baie d’Aboukir, cela ne pouvait être qu’à l’ouest, et ai défini une zone de recherche de 110 km2. On a commencé en 1987 une prospection systématique à l’aide d’instruments géophysiques. En 1989, on a découvert Canope avec un grand temple et une statue de Sérapis. On était en bonne voie. En 2000, un grand gisement archéologique se révélait être Thônis-Héracléion. Nos trois cités submergées ont réapparu.
Les fouilles réservent plein de surprises, il faut accepter la réalité, qui est souvent plus belle que tout ce qu’on pouvait imaginer.
Franck Goddio
– L’Institut européen d’archéologie sous-marine, que vous avez fondé, a mis au point des nouvelles méthodes et technologies…
– C’est une approche systématique qui permet de croiser toutes sortes de données géophysiques et d’établir une cartographie très précise. On continue d’innover. Depuis deux ans, on n’a plus besoin de repères sous l’eau, on prend des milliers de photos sous différents angles à la fin de chaque journée de fouilles et on obtient une carte du site en 3D d’une précision diabolique. Sur un écran, le plongeur voit la fouille à des dizaines de mètres, comme s’il n’y avait plus d’eau, alors que normalement, on ne peut rien voir à plus de 50 centimètres.
– Quelles sont les autres difficultés propres à la fouille sous-marine?
– D’abord le manque de visibilité. A Thônis, c’est aussi l’immensité du site. La totalité couvre une grande partie de Zurich. Enfin, le type de sédiments. Sous le sable grossier, il y a de l’argile, comme une pâte épaisse, qu’il faut couper… ça prend du temps, c’est long et difficile.
– Parlons de routine. Les fouilles, ce ne sont pas des grandes découvertes tous les jours…
– Parfois on peut avoir l’impression d’une routine, qu’on ne trouve rien d’intéressant. Mais on se trompe. Quand on va restaurer les objets, une inscription importante apparaîtra sur un bout de métal qui nous paraissait insignifiant. De petits morceaux de céramique racontent parfois l’histoire des grands temples. Il faut être attentif et surtout ne pas avoir d’idée préconçue. Les fouilles réservent plein de surprises, il faut accepter la réalité, qui est souvent plus belle que tout ce qu’on pouvait imaginer. Sur l’île d’Antirhodos, on n’a pas seulement trouvé le palais royal, mais aussi un temple mentionné nulle part. Un temple à Isis, parce que Cléopâtre s’identifiait à cette déesse.
– Quelle est votre plus belle découverte?
– Il y en a plusieurs. Pour l’histoire de l’art, c’est Arsinoé, la reine noire, la Vénus égyptienne. Une statue en pierre dure, typique en Egypte, mais avec des proportions propres aux étalons de beauté grecs. Elle témoigne d’une osmose entre les arts grec et égyptien au IIIe siècle avant notre ère. Dans un autre registre, c’est mon premier objet, un bloc de granit lisse sur lequel, dans l’eau trouble, j’ai senti une inscription gravée. Elle signifiait: «Que tu vives à jamais». J’ai pris ça pour un bon augure.
– D’où vient votre intérêt pour l’Egypte ancienne? Pensez-vous que les découvertes historiques nous apportent des réponses aux questions existentielles?
– J’ai toujours été fasciné par l’histoire et toujours pensé que les leçons du passé pouvaient s’appliquer au présent et nous donner des repères pour le futur. On parle beaucoup de problèmes climatiques, maintenant, du danger de la montée des eaux… mais on se considère tout-puissant. Or dans la baie d’Aboukir, on a trois cités parmi les plus puissantes de l’Antiquité – centres religieux, politiques, économiques – qui sont désormais sous l’eau. Cela montre la fragilité de toute civilisation, de notre civilisation, si on ne respecte pas un certain équilibre. Ce qu’on croyait indestructible peut se révéler éphémère.
Osiris, Mystères engloutis d’Egypte , Musée Rietberg de Zurich, 10 février – 16 juillet 2017. www.osiris-zuerich.ch